Au-delà du scientisme, réhabiliter une épistémologie philosophique
Au-delà du scientisme, réhabiliter une épistémologie philosophique
Depuis les prémices de la pensée rationnelle initiée par les Grecs anciens, l'Humanité n'a eu de cesse d'élaborer des systèmes d'interprétation du monde, des paradigmes censés rendre compte de la réalité dans laquelle nous évoluons. Du mythe à la métaphysique, des cosmogonies mythologiques aux théories scientifiques les plus récentes, l'esprit humain a sans cesse tenté de percer les mystères de la nature et de sa propre condition.
Mais cette quête de connaissance s'est bien souvent muée en dogmatisme, érigée en vérités définitives et intangibles, occultant les limites intrinsèques de nos modèles conceptuels. C'est particulièrement le cas du paradigme scientifique dominant depuis la modernité qui, sous les traits d'un "scientisme" réducteur, tend à vouloir circonscrire le réel aux seules grilles de lecture physico-mathématiques.
Se voulant objective et rigoureuse, l'approche scientifique pêche paradoxalement par un aveuglement quasi-religieux : la croyance que la nature dans sa globalité se laisserait entièrement réduire à des schémas mécanistes et des lois déterministes quantifiables. Une forme d'hubris intellectuelle qui nie la complexité foisonnante du vivant et son mystérieux pouvoir d'émergence et d'auto-organisation.
De ce scientisme découle un "technoscientisme" considérant les avancées technologiques comme l'unique horizon de progrès, tant valorisé dans nos sociétés chrématistiques où le culte de la productivité économique semble avoir phagocyté toute autre considération humaniste.
Une telle vision tronquée du monde, aussi dominante soit-elle aujourd'hui, ne peut cependant prétendre épuiser la compréhension des ressorts profonds de l'existence. C'est ici que la philosophie, dans toute sa sagesse séculaire, doit réaffirmer son rôle d'indispensable garde-fou épistémologique et de perpétuel aiguillon de la pensée critique.
Retrouver l'héritage hellène
Pour contrebalancer ces dérives réductrices, une voie féconde consiste à revisiter les fondements intellectuels posés par la philosophie grecque antique. Lorsque les présocratiques, de Thalès à Héraclite en passant par Anaximandre, initient la réflexion rationnelle sur la phusis (nature), ils ne l'opposent nullement à la psyché (l'âme, l'esprit). Le monde naturel est conçu dans une imbrication intime et harmonieuse avec le principe vital intérieur qui anime le vivant et l'être humain.
Bien loin des dualismes platoniciens postérieurs, la phusis et la psychè sont indissociables, liées dans une continuité organique avec la tekhnè (l'art, la maîtrise des techniques). C'est cette conception holistique originelle, empreinte de la philosophie de la nature chère aux Ioniens, qu'il s'agit de réhabiliter pour contrer les œillères d'une science moderne trop souvent prisonnière d'une vision mécaniste désincarnée.
L'homme moderne, dans sa folle hubris, a largement mis de côté cette sagesse antique intégratrice pour s'enfermer dans le paradigme d'un individualisme méthodologique et d'un positivisme comtien réduisant la connaissance aux seuls "comment" objectivables, au détriment des "pourquoi" relevant d'une causalité complexe, multiple et dynamique.
Penser la complémentarité des savoirs
Il ne s'agit évidemment pas de rejeter en bloc les avancées considérables de la démarche scientifique. Mais plutôt d'en reconnaître les limites épistémologiques inhérentes et la nécessité de la compléter, de la réinscrire dans un champ de savoir globalement plus humble et ouvert.
La science doit accepter qu'elle ne vaut que pour la seule "tekhnè", pour le domaine des outils et techniques maîtrisables qu'elle contribue à élaborer. Mais elle ne peut prétendre saisir, par ses seuls préceptes, la richesse insondable de la "phusis" ni les arcanes de la "psychè".
Pour cela, c'est à la philosophie de reprendre la main, dans son rôle premier d'investigation des fondements des connaissances. Une philosophie pratique toutefois, qui ne se perd pas dans les méandres spéculatifs mais demeure ancrée dans l'expérience sensible, dans l'observation directe des phénomènes naturels et de la condition humaine.
Une telle démarche philosophico-épistémologique doit faire preuve de certaines qualités essentielles :
L'ouverture d'esprit, prête à bousculer ses propres paradigmes pour intégrer des perspectives neuves et déranger le confort des évidences reçues.
L'humilité de reconnaître les vastes pans d'ignorance subsistants, sans chercher à tout réduire en systèmes définitifs.
La curiosité insatiable d'un questionnement permanent sur les mystères du monde et de l'existence.
L'interdisciplinarité, consciente que les approches monolithiques buttent sur les limites du savoir cloisonné. Croiser les regards du scientifique, du philosophe, du psychologue, du sociologue, de l'anthropologue... pour saisir la complexité des phénomènes.
L'empirisme, indispensable ancrage dans l'observation rigoureuse des faits, des données sensibles, au-delà des constructions conceptuelles désincarnées.
Seule une épistémologie philosophique aux qualités plurielles mais ancrée dans l'unité d'une quête holistique de sagesse permettra de réenchanter notre rapport au savoir, déconnecté des dogmatismes simplificateurs, pour mieux embrasser la richesse d'un réel insaisissable.
Conclusion
Plutôt que de sombrer dans les affres d'un scientisme réducteur ou d'oppositions stériles entre science et philosophie, il s'agit de réinventer une épistémologie compréhensive et intégrative. Une approche consciente des apports majeurs du rationalisme scientifique mais également de ses angles morts face à la profondeur des mystères naturels et existentiels.
Pour cela, raviver l'héritage hellène d'une pensée de la nature sachant articuler phusis, psychè et technè dans une harmonie féconde s'avère un horizon stimulant. Réhabiliter le primat de la philosophie comme investigation première des conditions de la connaissance, tout en la fertilisant par un dialogue interdisciplinaire et un enracinement dans l'expérience concrète du monde.
Dépasser les manichéismes factices et les cadres dogmatiques par une épistémologie plurielle de la nuance, de l'intégration et de la complexité. Retrouver l'esprit d'une sagesse pratique, humble mais insatiablement curieuse d'embrasser la richesse indicible du réel.
Tel pourrait être l'ambition d'un nouveau paradigme réunificateur des savoirs, brisant les frontières artificielles pour mieux épouser les méandres d'une nature et d'une condition humaine aux dimensions aussi saisissables qu'insondables. Une démarche philosophique au plus près du réel, sans illusions de maîtrise totale mais avec l'exigence de ne rien laisser dans l'angle mort.
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